Extrait des "Mémoires d'outre-tombe"

"Peltier, auteur du Domine salvum fac regem et principal rédacteur des Actes des Apôtres, continuait à Londres son entreprise de Paris. Il n'avait pas précisément de vices ; mais il était rongé d'une vermine de petits défauts dont on ne pouvait l'épurer: libertin, mauvais sujet, gagnant beaucoup d'argent et le mangeant de même, à la fois serviteur de la légitimité et ambassadeur du roi nègre Christophe auprès de George III, correspondant diplomatique de M. le comte de Limonade, et buvant en vin de Champagne les appointements qu'on lui payait en sucre (1). Cette espèce de M. Violet jouant les airs de la Révolution sur un violon de poche me vint voir et m'offrit ses services, en qualité de breton. Je lui parlais de mon plan de l'Essai ; il l'approuva fort: "Ce sera superbe !" s'écria-t-il, et il me proposa une chambre chez son imprimeur Baylis, lequel imprimerait l'ouvrage au fur et à mesure de la composition. Le libraire Deboffe aurait la vente ; lui Peltier emboucherait la trompette dans son journal l'Ambigu tandis qu'on pourrait s'introduire dans le Courrier Français de Londres, dont la rédaction passa bientôt à M. de Montlosier. Peltier ne doutait de rien: il parlait de me faire donner la croix de Saint-Louis pour mon siège de Thionville. Mon Gil Blas, grand, maigre, escalabreux, les cheveux poudrés, le front chauve, toujours criant et rigolant, met son chapeau rond sur l'oreille, me prend par le bras et me conduit chez l'imprimeur Baylis, où il me loue sans façon une chambre au prix d'une guinée par mois."

Chateaubriand omet de nous dire dans quelles conditions lui et ses amis vivaient à Londres on peut estimer que 10% d'entre eux moururent, lui-même dormait alors dans une mansarde:


"François-Joseph Hingant de La Tremblais, conseiller au parlement de Bretagne, s'était enfoncé un poignard dans la poitrine.
Un autre drame, bientôt, frappait l'exilé de Londres. Le gros La Bouëtardais, à son tour, était à bout de ressources. Lui aussi souffrait de la faim. Il ne se suicidait pas, non. Mais une chose affreuse l'accablait pendant que, tout nu sur son matelas défoncé, il chantait, pour oublier, des romances de son pays ou des airs italiens: tout le monde, autour de lui - et lui-même pour se réconforter - assurait un peu trop fort que c'était « un vent coulis ». Mais c'était une attaque. Elle le laissa infirme et la bouche déformée avant de l'abattre à jamais.

Dans Londres, capitale de la guerre, de la prospérité, des affaires et du commerce, le désastre était total.

gravure de Xavier de LANGLAIS Chateaubriand
Peltier, non content de trouver à François-René une chambre au plus bas prix et un imprimeur pour ses ouvrages encore à venir, lui déniche une situation.
Il avait lu dans un journal qu'une société d'érudits lançait une histoire du comté de Suffolk et cherchait un étudiant capable à la fois de déchiffrer des manuscrits normands du XII siècle et de donner des leçons de français. Le pasteur de la petite ville de Beccles, dans le Suffolk, était à la tête de l'entreprise. C'était cet homme-là qu'il fallait aller voir.
- Voilà votre affaire, dit Peltier en se tordant de rire. Partez, déchiffrez ces vieilles paperasses. Vous continuerez à écrire, je forcerai l'imprimeur à reprendre son travail, votre livre sera un immense succès et vous reviendrez à Londres fortune faite et en triomphateur!
La prudence, la raison, l'orgueil firent balbutier à François-René quelques minces objections. Pour l'explorateur de l'Amérique, pour le soldat de l'armée des princes, devenir un rat de bibliothèque, un érudit, une sorte de pion de province, quelle déchéance! Il se rappelait tout à coup qu'à une offre du même ordre un de ses ancêtres avait répondu: « Un Chateaubriand a des précepteurs; il ne devient pas celui des autres. » Peltier, plié en deux, se tenant les genoux à force de rire, balayait tout d'un revers de la main
- Eh! que diable! voulez-vous donc mourir de faim avec votre gros cousin apoplectique ? Ha, ha, ha! pouf! pouf!... Ha, ha!
Il tira de son lit de douleur le gros La Bouëtardais à la veille de mourir et il les emmena tous les deux faire un gueuleton formidable où ils manquèrent de crever à coups de roastbeef et de plumpudding arrosés de porto.
- Comment, monsieur le comte, disait l'hurluberlu au malheureux La Bouëtardais réduit à l'état de loque, comment avez-vous ainsi votre gueule de travers ?
La pauvre épave en guenilles, rassasiée et choquée, prenait la chose de son mieux et essayait d'expliquer, en bredouillant, qu'il avait été tout à coup frappé de son vent coulis en chantant ces deux mots de l'Hymne à Vénus de Métastase: 0 belle Venere 1 Et le pauvre paralysé avait un air si mort, si transi, si râpé, en bredouillant sa belle Venere que le fou rire s'emparait de plus belle de Peltier et que le futur ambassadeur du roi Christophe faillit renverser la table où ils dînaient tous les trois en la frappant à coups redoublés de ses deux pieds frénétiquement agités.
Trois jours plus tard, habillé de neuf par le tailleur du généreux intrigant, François-René partait pour Beccles. Il avait renoncé à son nom, imprononçable par des Anglais qui transformaient Chateaubriand en shatter brain - l'esprit fêlé, le cerveau dérangé. Gentilhomme ruiné, navigateur échoué, émigré sans avenir, il se présenta au pasteur de Beccles comme le chevalier de Combourg."

Extrait de "Mon dernier rêve sera pour vous" de Jean d'Ormesson.

N.B. A cette aide, on peut ajouter le secours de 10 guinées que Jean-Gabriel obtient en 1799 du Literary Found au profit de Chateaubriand.

La première rencontre de Jean-Gabriel avec Chateaubriand doit être des derniers mois de 1793. A partir de 1795, la feuille périodique de Peltier Paris pendant l'année... met au jour de nombreux documents. Chateaubriand y collabora et y fit paraître en particulier Le cimetière de campagne, élégie imitée de GRAY, et la Réponse générale, après la publication de l'Essai sur les Révolutions, qui n'eut que peu de succès, on est loin du triomphe envisagé.

(1) Chateaubriant a de surprenants raccourcis historiques, ce n'est qu'en 1807 que Jean-Gabriel deviendra ambassadeur d'Haïti.